Etrange bête, au pelage couleur de terre. Elle se laisse observer à loisir une fois morte. Captivé par sa vie obscure et discrète, on se prend à vouloir la caresser, tant sa fourrure rase et lustrée est inconcevable de douceur et de densité. Des pattes démesurées en formes de mini pelleteuses et sa queue courte et rose assorties à son fin museau achèvent de remplir de regrets ceux qui l’ont tuée. On a peine à imaginer que cet animal soyeux, dodu, propre et rond comme une peluche puisse batifoler sous la terre et ruiner une belle pelouse en une seule nuit. En fait c’est un animal d’interface entre ce que l’homme a de plus con dans son efficacité aveugle et la nature de plus efficace dans sa programmation abrupte; habituée aux prairies grasses et pleines de bouses, elle dépasse les limites imparties à son home et provoque bien malgré elle notre intolérance sauvage et secrète . Elle apprécie les jardins aux terres riches , souvent mitoyens des campagnes (elle ne s’aventure guère en ville) pour s’y nourrir de vers de terre selon l’image inoxydable que l’on voit partout mais surtout de bestioles nuisibles pour le jardin ; là où les terres sont « praticables » c’est-à-dire là où elle peut creuser sans trop rencontrer d’obstacles ; d’où sa présence dans les potagers, les terres friables et …les pelouses ; devoir rappeler de telles évidences est consternant vu le nombre de forums consacrés à leur extermination ,des syndicats de taupiers et sadiques bardés d’un arsenal digne d’une guerre totale aux plantes censées les éloigner mais qui n’éloignent rien du tout ou les fait réapparaître deux mètres plus loin sans compter les étagères de produits épouvantables qui leur sont consacrés.
En arpentant le terrain de golf d'une ville voisine, le concept de l’interface se précise et prend de cruelles tournures : comment être une taupe normalement constituée et résister à une tentative d’OPA sur le green, logiquement autoroute à vers et autres larves dodues ? Mais le green est intact…Et pas l’ombre d’une taupinière. Une question (ennuyeuse) me vient soudain à l'esprit : comment est-ce possible? Indemne de pissenlits, de chiendent, de mousse, de pâquerettes, de musaraignes et autres indésirables, l'irrésistible velours vert me laisse perplexe et déchirée entre la fascination pour la prouesse technique de professionnels au faîte de leur art, et une approche un peu plus sombre avec en perspective un arsenal de produits peu ragoûtants. Il reste bien quelques canards et autres volatiles mais on les voit mendier dans les jardins résidentiels des alentours où l'on s’offusque de leurs déjections pourtant bien utiles.
Il fut un temps où, obnubilée par le double mythe de la belle pelouse façon moquette et du « je te montre mes mètres carrés durement acquis », je la maudissais de venir défigurer mon jardin avec ses monticules de terre fine comme de la semoule que je récoltais pour mes potées en guise de consolation. Elle a fini par prendre son petit baluchon ; pourquoi ? Mon chat en avait occis quelques -unes (comme la musaraigne, les mistigris la dédaignent pour leur repas) et puis sa présence s’est faite rare alors que le félin patachon est devenu fainéant; la conclusion s’impose d’elle-même : les taupes n’appréciaient plus mon jardin. Entouré de haies denses et d’arbustes, quadrillés de massifs, il avait découragé les arpenteuses; il devenait pénible d’y tracer leur entrelac de tunnels. La pelouse diminuait comme peau de chagrin sous mes offensives de plantoir, et il ne resta bientôt plus qu'un tapis... certes nickel (j'assume mon manque d'intégrisme, et je hais parfois les mauvaises herbes...et les pissenlits ). Seul le tas de compost s’entourait de ses rares visites ; alors pour éloigner les taupes, oubliez green et terrain de foot,… offrez-vous un vrai jardin et…Plantez dru! Lumineux, n’est-il pas ?
Tant qu’il y aura des pelouses où le couvert est mis, et des terres promises en guise de garde- manger , il y aura des taupes ; Elle est un pied de nez à notre myopie et nous met le museau dans notre amour hystérique des beaux tapis soignés, des carrés à quatre épingles, des angles sans nature, dans nos fantasmes de potagers tranquilles « sains, oh oui », mais surtout sans trace de vie ; elle dépare de ses monticules d’affamée nos tragiques océans de verdure rase et ordonnée, là où rien ne pousse que notre altier contrôle; Tant qu’il y aura de l’herbe et de la terre nue, sa conception du territoire heurtera la nôtre : c’est de la géopolitique ramenée à l’échelle des enclos ; une micro-tragédie : de ses sombres galeries, la taupe n’a pas vu le panneau « do not disturb » et, aveugle, elle ne sait que s’enfouir.